Le projet fait tout de même quelques adeptes, surtout dans l'Empire russe. Une revue commence à paraître dans cette ébauche de langue. Tolstoï, enthousiasmé par elle, se met à y écrire. Mais il tombe en disgrâce et la censure tsariste interdit cette publication, seul lien existant entre ces premiers usagers. Difficile de croire qu'une langue vivante naîtra progressivement d'un projet aussi mal parti. Pourtant, dans les cinq parties du monde, des gens découvrent ce langage et se mettent à l'apprendre. Les linguistes rigolent: chaque locuteur, disent-ils, va être victime de ses habitudes phonétiques, grammaticales, sémantiques. Ces gens ne se comprendront pas.
Portant, au premier congrès à Boulogne-sur-mer, en 1905, les usagers de la langue se comprennent parfaitement, ce qui cause l'étonnement des journalistes dépêchés pour constater le désastre appréhendé... mais pourquoi prendrait-on au sérieux un petit groupe de farfelus? Dans l'optique des salons parisiens qui, à l'époque, donnent le ton pour tous et sur tout, la langue n'est pas faite pour séduire. Elle est pleine de k , de j, de consonnes affublées d'accents circonflexes ridicules. Elle laisse une impression d'étrangeté et de barbarie. Toute l'intelligentsia du monde, ou à peu près, la rejette. Le manque de réalisme de l'auteur apparaît d'ailleurs dans le choix saugrenu de consonnes à circonflexe qui n'existent dans aucune imprimerie.
La guerre de 1914 éclate. Zamenhof meurt. Faites vos jeux, Mesdames et Messieurs! Qui accepte de miser sur cette langue orpheline, symbole de relations entre égaux dans un monde agité par la loi du plus fort? Nous arrivons aux années 1920. À la Société des Nations, la délégation de l'Iran propose d'adopter l'espéranto dans les relations internationales. Ahurissement général! Et branle-bas de combat chez les grandes puissances. «Il faut enterrer ce projet, dangereux pour notre suprématie culturelle!». Ces États sont influents et riches, leurs délégués ne reculent pas devant la mauvaise foi la plus éhontée. La France, qui commence déjà à craindre pour le statut du français comme langue internationale de la diplomatie, des postes et des télécommunications, fait partie des plus féroces opposants. Une fois encore, le projet est ridiculisé et écarté.
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